Les injonctions contradictoires subies par les adolescents et leurs conséquences

Les injonctions contradictoires subies par les adolescents et leurs conséquences

A l’école déjà, par souci de l’épanouissement de l’enfant en tant que sujet, on exhorte nos élèves à « penser par eux-mêmes ». Voilà une intention très louable, mais encore faut-il avoir matière à penser, et donc accepter que l’autre soit le vecteur du savoir et de la connaissance. Or dans notre société où l’affirmation de soi passe avant le lien aux autres, nous faisons croire à l’adolescent qu’il peut vraiment penser par lui-même, qu’il n’a pas besoin de l’autre : nous lui faisons croire à sa toute puissance et à son indépendance. C’est ce que Marcelli appelle « l’idéal narcissique contemporain » (LÉtat adolescent, Miroir de la société 2013, p. 62). Mais cette injonction à penser par  soi-même ramène le jeune à ses questionnements identitaires : « pour penser par moi-même, il faut savoir qui je suis, ce que je veux » … Ainsi, l’intention de la société, relayée par l’école, ne fait-elle qu’ajouter doutes et angoisses

 A l’école encore, la pression est forte. Joëlle Proust, philosophe, directrice de recherche émérite au CNRS et membre du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, rappelle dans L’heure philo sur France Inter le 4 février 2022, les conditions optimales pour développer la curiosité et l’envie d’apprendre : le cadre doit être bienveillant, le rythme d’apprentissage doit être celui de l’élève, le jeune ne doit pas être marqué par un jugement négatif. On est souvent loin de ce cadre idéal dans notre institution, et on comprend que l’apprentissage peut être douloureux pour certains jeunes. Ceux-là, en réaction, peuvent se réfugier dans une inhibition cognitive, ce qui est bien sûr contre-productif puisque, comme nous le rappelle aussi la philosophe, « plus on ouvre les alternatives de pensée, plus on peut envisager des solutions innovantes ». Ainsi, la pression scolaire et la mauvaise image que peuvent renvoyer les notes conduisent le jeune à ne plus suffisamment produire de penser pour faire face à ses difficultés. Enfin, au-delà de l’institution scolaire, la société toute entière assène des injonctions paradoxales. En effet, nos jeunes “doivent” s’affirmer, faire des choix, préparer leur avenir, s’autonomiser… Or la société les invite en même temps constamment au bonheur : « Chaque minute de souffrance est une minute perdue dans une injonction au bonheur permanent » (Marcelli p. 163). Au nom de cette nécessité à être heureux, nous, parents, n’acceptons plus les souffrances de nos jeunes, ne leur laissons pas l’espace des doutes. Alors l’adolescent peut se réfugier dans l’excès pour fuir de potentielles souffrances. S’il a des ressources, de la créativité, cet excès peut s’exprimer dans des activités artistiques ou musicales. S’il n’a pas de ressource, s’il est plus fragile, la drogue, l’alcool et les addictions de tout genre pourront être des portes de sortie : « Ils vont s’enfoncer dans un sentiment de perte de sens, de déréliction, s’effondrer et consommer des produits […] pour s’anesthésier » (Marcelli p. 163).

La société et le numérique : renforcements de la toute-puissance des adolescents

La société et le numérique : renforcements de la toute-puissance des adolescents

Dans L’état adolescent, Miroir de la société, publié en 2013, Marcelli indique que notre société toute entière fonctionne sur le modèle de l’adolescent :  « la consommation, l’excitation, la connexion continue, la recherche de sensations fortes, la quantité plutôt que la qualité, la surface plus que la profondeur, la vitesse plutôt que la réflexion.» Ainsi la société se pose-t-elle comme un reflet de l’adolescence, en fonctionnant aujourd’hui selon les mêmes caractéristiques que nos jeunes. Elle renforce leur sentiment de toute-puissance par l’illusion d’être parfaitement adaptés aux enjeux du monde contemporain.

Mais il n’en est rien : dans cette « hyperactivité », l’adolescent n’a plus de temps pour son intériorité, ô combien nécessaire à la construction de soi. Et « il serait dommage de passer une vie entière connectée, sans jamais se brancher…à soi-même. » ajoute Marcelli p. 190. 

Quant au numérique, il offre une fenêtre  sur ce qui se produit sur le marché cognitif : il met en exergue notre impulsivité puisqu’il nous incite à parler vite, à juger de suite, et renforce le plaisir collectif que nous tirons de cette impulsivité. Cela est d’autant plus vrai chez les adolescents car le fonctionnement cognitif de cet âge est spécifique et, en particulier, il ne facilite pas leur inhibition.

On comprend combien les réseaux se glissent naturellement dans cette faille pour offrir  une intensité émotionnelle qui comble l’adolescent.

Enfin, en donnant l’illusion à ces derniers qu’ils maîtrisent à la fois le temps (tout est disponible dans l’instant), l’espace (on peut communiquer d’un bout à l’autre de la planète) et les relations humaines (on peut zapper, changer d’interlocuteur), le numérique renforce encore la toute puissance des adolescents et retarde de facto leur capacité à différer leurs désirs et accepter la frustration.

La révolution technologique : un champ anxiogène malgré tout

La révolution technologique : un champ anxiogène malgré tout

Julia Guinamard publie sur le site siècledigital.fr 2021, un article sur ce que l’on appelle désormais la « 4e révolution industrielle ». Cette nouvelle révolution désigne les technologies de l’information et de la communication. Elle note que « depuis 2010, l’innovation liée à la nouvelle révolution industrielle a bondi de 356 % ». Selon elle, l’internet des objets devrait représenter la moitié de toutes les connexions mondiales d’ici 2023 et marquera une étape majeure dans la démocratisation des technologies au sein de la vie quotidienne. A ce rythme, et aux vues des effets de cette révolution technologique, d’aucun parle de changement de paradigme… Dès lors, des inquiétudes émergent. Avec l’intelligence artificielle, les machines vont remplacer l’humain dans toujours plus de tâches : en médecine pour améliorer les diagnostics, en voiture pour éviter les accidents, etc. Cela peut être d’une grande utilité bien sûr, mais l’évolution ne se fera pas sans péril, en particulier en termes d’organisation du travail. On peut lire sur le site officiel prevention.com que « de gros efforts de formation, d’adaptation des travailleurs sont nécessaires face à ces modifications technologiques et organisationnelles profondes et rapides. » On sait d’ailleurs que nombre de métiers liés à cette révolution n’existent pas encore. Nos jeunes n’ont donc aucun repère dans le monde d’aujourd’hui pour se projeter dans le monde de demain. Certes l’incertitude est une notion inhérente au futur, mais la perte de repères peut ajouter une crainte à cette incertitude et affecter les adolescents. Ceux-là peuvent alors être séduits par des activités « refuges » : des activités où leur pensée ne sera pas trop sollicitée.